Un lazzo italien : la scène de nuit

Au xviie siècle, la vie théâtrale de la capitale ne se limite pas au théâtre français ; elle est aussi animée par les comédiens italiens qui, après avoir fait quelques séjours à Paris pendant les premières décennies du siècle, s’installent de manière permanente dans la salle du Petit-Bourbon en 1645. Treize ans plus tard, et sur ordre du roi, les Italiens partagent cette salle avec Molière et sa troupe revenus d’un long séjour provincial. Jusqu’à sa mort en 1673, la troupe de Molière jouera en alternance avec les comédiens italiens, d’abord au Petit-Bourbon puis, à partir de 1661, au Palais-Royal. Les Italiens se sont spécialisés dans la comedia dell’arte, qu’ils interprètent essentiellement dans leur langue maternelle, ce qui ne semble pas avoir été un obstacle pour les spectateurs français. L’écrivain Charles Sorel l’explique en ces termes : « comme ils sont fort gestueux et représentent beaucoup de choses par l’action, ceux même qui n’entendent pas le langage comprennent un peu le sujet de la pièce » (La Maison des jeux, Paris, Sercy, 1642, t. I, p. 447).

Car l’une des caractéristiques du jeu italien est ce que l’on nomme les lazzi, terme que les contemporains ont cherché à rendre par « jeu de théâtre », « tour », « jeu italien » et qui désigne des numéros comiques de nature gestuelle ou verbale d’amplitude variable. Au contact des Italiens, Molière a développé à son tour des lazzi, se faisant une spécialité des « lazzi d’émotion » (Claude Bourqui), moments de jeu paroxystique où le comédien laissait libre cours à l’expression physique et verbale de la surprise, de la colère ou de la jalousie. Les monologues d’Arnolphe dans L’École des femmes, autant que les récits d’Horace, sont particulièrement propices à ces jeux de scène.

De La Tour, Reniement de Saint-Pierre

Les Italiens ont développé un type de lazzi dont se nourrit le théâtre comique parisien dans les années 1660-1670 : le lazzo de la scena di notte ou scène de nuit. Certaines de ses caractéristiques sont décrites à la fin du xviie siècle : « Dans la scène de nuit l’usage est de se déplacer à tâtons, de se heurter par mégarde, de faire des grimaces de peur, d’escalader des échelles et toutes sortes d’autres actions muettes. On ne peut rien inventer de plus ridicule ni de plus vraisemblable. » (Andrea Perrucci, trad. Claude Bourqui). Particulièrement au fait des spécialités de ses camarades italiens, Molière multiplie les scènes de nuit à l’italienne dans ses comédies-ballets : on en trouve dans l’ouverture du Sicilien ou l’Amour peintre, dans le troisième et dernier acte de George Dandin et dans le premier intermède du Malade imaginaire. Celles-ci s’accompagnent généralement d’accessoires spécifiques, parmi lesquels les chandelles et lanternes. Ainsi à l’acte III de George Dandin, « Monsieur et Madame de Sotenville sont en des habits de nuit et conduits par Colin, qui porte une lanterne » (didascalie de la scène III, 7).

Au regard de ces scènes ou pièces fortement influencées par le modèle italien, la scène de nuit de L’École des femmes est particulièrement originale. L’essentiel de l’action nocturne n’est, en effet, pas montré sur scène mais raconté par Horace (V, 2). Ce que Molière a choisi de confier à la représentation, c’est la toute fin de la nuit : entre le vers 1362 et le vers 1447, le jour s’est en effet levé… Les développements du lazzo de la scena di notte en sont limités d’autant, et Molière a fait le choix, pour l’acte V comme pour l’ensemble de la pièce, de transférer ces potentialités comiques sur le récit et le schéma du confident inapproprié qu’est Arnolphe au regard d’Horace.

Les techniques utilisées pour installer une atmosphère nocturne restent mal connues. Deux procédés ont pu être utilisés, sans doute séparément : le recours à une toile peinte ou velum figurant un ciel étoilé – dont l’utilisation paraît impossible pour une séquence aussi courte que celle de L’École des femmes – ; des techniques permettant de réduire l’intensité des sources lumineuses éclairant la scène. On sait aujourd’hui que Molière avait équipé la petite salle du Palais-Royal d’un système de poulies qui permettaient de faire apparaître et disparaître des lumières latérales entre les châssis pour la représentation du Ballet des Arts en 1663. Il est toutefois impossible d’affirmer avec certitude que ce dispositif était également utilisé pour les scènes de nuit, au xviie siècle en tout cas. On peut penser que ces difficultés techniques sont résolues depuis longtemps lorsqu’on reprend L’École des femmes au xixe siècle et que l’on considère alors le début de l’acte V comme une authentique séquence nocturne. Ainsi, le registre de Bordeaux (1818) indique qu’il faut « faire la nuit dans l’entracte » qui sépare les actes IV et V et précise : « À la 4e scène, sur cette réplique donnée par Arnolphe “Je prétends en lieu sûr mettre votre personne. / Me connaissez-vous ?” (Faire le jour) ».

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