En plus de faire comprendre le sens du discours et d’en souligner les articulations, la voix et le corps du comédien doivent rendre sensibles les passions qui animent son personnage. S’écartant de la neutralité affective que leur imposent le « naturel » et la bienséance, ils déploieront alors toutes leurs ressources, parfois jusqu’au paroxysme.
Voix : En 1677, René Bary recense, à l’usage du prédicateur, seize passions différentes : amour, haine, désir, fuite, joie, tristesse, espérance, désespoir, audace, crainte, envie, jalousie, émulation, indignation, compassion, colère. Pour les traduire, la voix pourra, selon le cas, se faire douce, pleine, traînante et plaintive, hautaine et éclatante, impétueuse et redoublée, faible et hésitante.
Corps et visage : En 1668, Charles Le Brun avait décrit, à l’usage des peintres, la manière de représenter vingt passions, par des descriptions et par des gravures : attention, admiration, admiration avec étonnement, vénération, ravissement, désir, joie tranquille, ris, douleur aiguë, douleur corporelle simple, tristesse, pleurer, compassion, mépris, horreur, effroi, colère, haine ou jalousie, désespoir. Ses planches, tout comme ses descriptions, peuvent inspirer les comédiens :
- Douleur aiguë : La douleur aiguë fait approcher les sourcils l’un de l’autre, & élever vers le milieu la prunelle se cache sous le sourcil ; les narines s’élevent & marquent un plis aux jouës la bouche s’entre-ouvre & se retire. Toutes les parties du visage sont agitées à mesure de la violence de la douleur.
- Douleur corporelle simple : Cette Passion produit à proportion les mêmes mouvemens que la précedente, mais moins aigus ; les sourcils s’approchent & s’élevent moins. La prunelle paroît fixée vers un objet. Les narines s’élevent ; mais le plis des jouës est moins sensible. Les lévres s’éloignent vers le milieu, & la bouche est à demi ouverte.
- Tristesse : L’abattement que la tristesse produit fait élever les sourcils vers le milieu du front plus que du côté des jouës ; la prunelle est trouble ; le blanc de lœil jaune ; les paupieres abattuës & un peu enflées ; le tour des yeux livide ; les narines tirant en bas ; la bouche entre-ouverte & les coins abaissez ; la tête nonchalamment panchée sur une des épaules ; la couleur du visage plombée ; les lévres pâles & sans couleur.
- Le pleurer : Les changements que cause le pleurer sont tres marquez, le sourcil s’abaisse sur le milieu du front ; les yeux presque fermez, moüillez & abaissez du côté des jouës ; les narines enflées ; les muscles & veines du front sont apparens ; la bouche fermée ; les côtez abaissez faisant des plis aux jouës : La lévre inferieure renversée, pressera celle de devant : tout le visage ridé & froncé ; sa couleur rouge, surtout à l’endroit des sourcils, des yeux, du nez & des jouës.
On voit que les listes de Bary et de Le Brun ne coïncident que partiellement : la classification des passions n’est pas une science exacte, mais toutes ces descriptions peuvent inspirer le jeu dramatique. C’est le cas dans cet extrait, Acte V, scène 4, où Arnolphe laisse éclater son désespoir devant Agnès :
Dans le tableau qui suit, on s’est efforcé de reporter, en regard des mots d’Arnolphe, les passions tirées des répertoires de Bary et Le Brun qu’un comédien pouvait être tenté de prêter au personnage. L’exercice a ses limites car ces répertoires non exhaustifs n’ont pas été conçus pour le théâtre et ne peuvent être appliqués à la lettre. Il a le mérite de montrer qu’un comédien comme Molière, lorsqu’il était au paroxysme, devait être capable de changer de passion tous les deux ou trois vers.
Arnolphe | |
Je ne sais qui me tient qu’avec une gourmade | Colère |
Ma main de ce discours ne venge la bravade. | |
J’enrage quand je vois sa piquante froideur, | Colère |
Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur. | |
Agnès | |
Hélas, vous le pouvez, si cela peut vous plaire. | |
Arnolphe | |
Ce mot, et ce regard désarme ma colère, | Étonnement |
Et produit un retour de tendresse de cœur, | Compassion |
Qui de son action m’efface la noirceur. | |
Chose étrange ! d’aimer, et que pour ces traîtresses | Admiration |
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses. | |
Tout le monde connaît leur imperfection. | |
Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ; | |
Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ; | Mépris |
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile | |
Rien de plus infidèle, et malgré tout cela | |
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là. | Admiration avec étonnement |
Hé bien, faisons la paix, va petite traîtresse, | Espérance |
Je te pardonne tout, et te rends ma tendresse ; | |
Considère par là l’amour que j’ai pour toi, | |
Et me voyant si bon, en revanche aime-moi. | |
Agnès | |
Du meilleur de mon cœur, je voudrais vous complaire. | |
Que me coûterait-il, si je le pouvais faire ? | |
Arnolphe | |
Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux. | |
Écoute seulement ce soupir amoureux, | Amour, désir |
Il fait un soupir. | |
Vois ce regard mourant, contemple ma personne, | Désespoir, douleur aiguë |
Et quitte ce morveux, et l’amour qu’il te donne ; | Émulation |
C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi, | Jalousie |
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi. | Audace |
Ta forte passion est d’être brave et leste: | |
Tu le seras toujours, va, je te le proteste ; | |
Sans cesse nuit et jour, je te caresserai, | Désir |
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ; | |
Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire, | |
Je ne m’explique point, et cela c’est tout dire. | |
À part. | |
Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ! | Admiration |
Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler ; | Amour |
Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ? | |
Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ? | Pleurer |
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ? | Douleur aiguë |
Veux-tu que je me tue ? oui, dis si tu le veux, | Douleur corporelle |
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme. | Amour, vénération |
Agnès | |
Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme. | |
Horace avec deux mots en ferait plus que vous. | |
Arnolphe | |
Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux ; | Colère, haine |
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile, | |
Et vous dénicherez à l’instant de la Ville ; | |
Vous rebutez mes vœux, et me mettez à bout ; | |
Mais un cul de convent me vengera de tout. |
René Bary, Méthode pour bien prononcer un discours, et pour le bien animer, Paris, Denis Thierry, 1679.
Michel Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur ou de la prononciation et du geste, Paris, Augustin Courbé, 1657, dans Sabine Chaouche, Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes : de l’action oratoire à l’art dramatique, Paris, Champion, 2001, p. 41-150.
Charles Le Brun, Expression des passions de l’âme, Paris, Jean Audran, 1727 (l’ouvrage ferait suite à des conférences données par Le Brun dès 1668).